« Je pense à toi » : La lettre émouvante de Tahar Ben Jelloun à Boualem Sansal
L’écrivain Tahar Ben Jelloun s’est adressé à son « ami », son « frère » Boualem Sansal, emprisonné en Algérie depuis mi-novembre.
Voici le texte intégral :
Je pense à toi, mon cher Boualem, en ces jours où le froid s’insinue dans les os et dans les tripes. Je pense à toi, otage d’un régime totalitaire qui n’a pas lu une seule ligne de tes œuvres romanesques. Je pense à toi en ces moments où nous sommes nombreux à être avec toi et la clameur de nos cris devrait te parvenir malgré l’épaisseur des murs qui te retiennent prisonnier.
Ceux qui te maltraitent ne savent pas qu’aucune humanité n’est possible sans écrivains, sans créateurs, sans liberté. L’humanité serait alors sèche et nue. Elle serait creuse et rongée de l’intérieur. Cette humanité, aujourd’hui symbolisée par toi en prison, souffre, car tu n’as commis aucun crime. Tu as exprimé un fait, même pas une opinion, mais un fait attesté par l’histoire. Mais tes geôliers écrivent l’histoire à leur manière, avec déni et oubli, avec amnésie et refus du réel.
Qu’importe, aujourd’hui, tu es privé d’air et de chaleur, à l’hopital ou à la prison, et on t’a réduit à un immense silence. Un silence qu’on entend. Il nous arrive partout et nous savons, nous percevons ce que tu endures.
Je pense à toi, mon cher Boualem, et j’écoute (par obligation) les « intellectuels » du régime, cravatés et les cheveux bien peignés, les yeux brillants de haine et de jalousie enfin assouvie, parler de toi avec des mots choisis dans une poubelle de l’histoire, te faisant passer pour « l’ennemi du peuple », alors que tu n’as jamais oublié de célébrer ce peuple, pris lui aussi dans la même opération de détournement et d’injustice.
J’ai sur ma table ton œuvre complète. Tu es un créateur, avec un imaginaire digne des plus grands écrivains d’Amérique latine, avec un univers qui est le tien et qui nous interroge sur nos faiblesses, nos oublis, nos erreurs. Tes livres parlent pour toi en ce moment où tu es réduit au silence. Une œuvre majeure de la littérature universelle.
Ton compatriote Kateb Yassine, le plus grand poète de notre Maghreb déchiré, a lui aussi, en un autre temps, souffert de la bêtise cruelle d’un régime qui n’aime pas ses poètes, ses inventeurs, ses magnifiques raconteurs d’histoires. Rachid Mimouni est lui aussi mort de cette cruauté qui l’avait poussé à l’exil et à l’abandon. Tahar Djaout, l’élégance même, tué tout au début de la guerre civile de la décennie noire des années 1990. Il a été éliminé dans un vaste programme en une Algérie où « on tuait l’intelligence ».
La liste est longue de ceux qui ont perdu la vie à cause de leurs idées. Mais toi, tu vas sortir de cette prison, nous t’attendons avec impatience et détermination. Tu ne seras jamais oublié. Nous sommes nombreux à exiger ta libération. Nous sommes nombreux dans le monde à ne pas nous taire ni à céder au chantage que ce régime impopulaire exerce sur ceux qui s’adressent à lui, réclamant que tu sois libéré.
Je pense à toi, mon ami, mon frère. À très vite, nous irons boire un verre et nous parlerons de style et d’écriture, de beauté et d’exigence, nous parlerons de nos projets et de nos voyages, comme celui que nous avions fait à Lecce, il y a quelques années. Tu te souviens de nos rires, de nos histoires légères qu’on racontait à table parce que le vin était bon et la beauté des femmes était évidente. À très vite, mon ami, mon frère.