Après plusieurs années de sécheresse, les barrages sont quasiment à sec et même Casablanca, la capitale économique du Maroc, pourrait connaître des coupures d’eau.
« C’est un miracle que l’on n’ait pas déjà manqué d’eau dans le contexte actuel », s’étonne Saâd Azzaoui. Directeur en maîtrise d’ouvrage à la Lydec, filiale de Suez chargée de la distribution de l’eau et de l’électricité à Casablanca, il voit approcher avec inquiétude l’Aïd El Kebir, du 9 au 13 juillet. Dans toutes les villes du Maroc, le sacrifice du mouton sera fait sur les toits-terrasses des immeubles qui seront ensuite lavés à grande eau. Cette opération, notamment, fait de l’Aïd le jour de plus grande consommation d’eau de Casablanca. Voilà plusieurs années que de nombreux puits publics sont à secs dans les campagnes. Mais c’est la première fois que la capitale économique du pays, et avec elle plusieurs dizaines d’autres villes, sont menacées de coupures d’eau jusqu’aux prochaines pluies.
« Nous vivons actuellement un contexte très difficile après plusieurs années successives de sécheresse et un déficit des apports en eaux de plus de 60 % par rapport à la moyenne », explique Aïssam Rherari, chef de la division gestion de l’eau et phénomène extrême au ministère de l’Équipement et de l’Eau. Casablanca dépend du bassin du Bouregreg, au Nord, qui alimente également Rabat, Kénitra et Salé, et, au Sud, du bassin de l’Oum Er Biaa. Or, ce dernier connaît une sécheresse extrême. Le barrage Al Massira, sur l’Oum Er Biaa, le plus grand de tout le Maroc, avec une capacité de stockage de 2,6 milliards de mètres cubes n’est rempli qu’à hauteur de 5,3 %. « La dernière fois que le barrage Massira a été rempli à 100 %, c’était en 2010. Il a réussi à alimenter la zone pendant dix ans mais à force d’années de sécheresse successives, le stock, faute d’être renouvelé, a été épuisé », explique Aïssam Rherari.
« Par le passé, chaque été, nous allions au barrage pour nous baigner mais maintenant l’eau a tellement reculé qu’elle n’est plus accessible par la route », témoigne Mohamed, une trentaine d’années, qui vit dans un village proche. Entre le grand panneau, qui prévient les visiteurs que la baignade est dangereuse, et les bords de l’eau, il faut aujourd’hui rouler presque dix minutes, au pas, au fond du lit poussiéreux du barrage constellé de petites taches blanches qui crépitent sous les pneus : des coquillages. La végétation haute et dense révèle que la sécheresse est déjà ancienne. Sur le rivage, plusieurs petites pompes fonctionnent à plein régime pour remonter l’eau de quelques mètres. « Elle a tellement reculé qu’aujourd’hui quelques agriculteurs de la région viennent cultiver de petites parcelles de fourrage au plus près de l’eau. Ils déplacent leurs pompes lorsque l’eau baisse », explique Ali. Il y a quelques années, le jeune homme promenait les touristes amateurs de pêche sur les eaux du lac. Une activité aujourd’hui disparue. « Il y a quinze jours, le mokkadem [agent local du ministère de l’Intérieur] est passé sur les berges pour recenser toutes les pompes », témoigne-t-il. Elles ne tarderont pas à être interdites pour préserver la rare ressource existante.
L’eau s’est ainsi raréfiée au fil des ans dans tout le bassin tandis que les besoins de l’agglomération de Casablanca augmentaient régulièrement. « En fait, la population croît lentement mais le périmètre urbain explose — à raison de deux hectares par jour, explique Saâd Azzaoui, car après la forte vague d’exode rural au début des années 1990, on assiste à une dédensification de la ville avec la réduction de la taille des foyers et l’accès au confort moderne des familles défavorisées. Sur les dix dernières années, Casablanca est ainsi passée d’une consommation de 500 à 630 000 m³ d’eau par jour. » Dans ce cadre, le bassin du Bouregreg et de la Chaouia auquel appartient Casablanca souffre d’un stress hydrique structurel majeur avec 160 m³ disponibles par an et par habitant, contre 600 m³ en moyenne pour le pays, largement sous le seuil du stress hydrique établi à 1 000 m³
Pour faire face à la pénurie, le ministère de l’Intérieur a donc demandé cette année à tous les distributeurs d’eau des zones en tension de réduire la pression dans les canalisations. Le stade ultime avant les coupures nocturnes. « Aujourd’hui, 50 % du réseau est modulé pour la pression et nous avons pour objectif d’équiper la totalité du réseau car une forte pression entraîne mécaniquement plus de fuites et plus de consommation que nécessaire. L’eau risque de ne plus monter au sommet des immeubles de plus de 20 mètres de haut : il faudra que ces immeubles installent un surpresseur mais nous pourrons les accompagner », détaille Saâd Azzaoui. Ces mesures devraient permettre d’économiser de 9 millions à près de 33 millions de mètres cubes d’eau par an, soit 4 à 15 % de la consommation annuelle moyenne de Casablanca.
Comme Agadir, Casablanca aura une station de dessalement d’ici 2026
La situation actuelle de la capitale économique du Royaume rappelle beaucoup celle d’Agadir. « En 2019, la situation était dramatique, les autorités ont opéré des coupures d’eau de 20 heures à 6 heures du matin. En catastrophe, elles ont décidé de raccorder la ville au barrage d’Aoulouz. Cela a sauvé Agadir mais privé d’eau toute l’agrumiculture de la région de Taroudant », raconte Philippe Alleau, consultant à Agadir, spécialisé dans les problématiques du changement climatique . Cette année, la ville a à nouveau été sauvée in extremis par le lancement de la station de dessalement. Comme Agadir, Casablanca aura droit à sa station de dessalement d’ici 2026 : 548 000 m³ par jour extensible à 800 000 m³ moyennant près de 800 millions d’euros. Un dizaine d’autres stations sont également annoncées d’ici 2030, partout où le manque d’eau est le plus intense sur la côte. Plusieurs années d’attente, donc, sous la menace des coupures et dans l’espoir qu’il pleuvra bientôt.
Comment en est-on arrivé là ? Qui est responsable ? Au Maroc, personne ne semble se poser la question. Pendant longtemps, la politique de construction des grands barrages lancée par Hassan II dans les années 1960 a fait référence. Parce qu’elle a permis d’augmenter le périmètre irrigué et assuré l’approvisionnement en eau des villes, elle semble avoir donné l’illusion aux décideurs que le problème de l’eau était réglé définitivement. En parallèle, la gestion de l’eau morcelée entre une multitude d’acteurs publics n’a pas permis de s’adapter aux changements à l’œuvre.
« À l’ABH d’Agadir beaucoup de responsables étaient peu convaincus des enjeux climatiques, dit Philippe Alleau, on savait pourtant qu’avec de moins en moins de pluies la ville allait se retrouver en collapse [effondrement], mais lorsque j’en parlais on me disait : “Vous, les Européens vous êtes pessimistes. Nous, on a Dieu, il faut attendre l’hiver prochain, il y aura de la pluie.” » De fait, en mars dernier, lorsque la situation du Maroc a été clairement connue, le Roi a ordonné l’organisation des traditionnelles prières rogatoires pour demander la pluie à Dieu dans toutes les mosquées à l’issue de la prière du vendredi. Cette pratique religieuse ponctue invariablement toutes les années de sécheresse.
« L’irrigation consomme environ 80 % de l’eau au Maroc »
Cela n’a pas permis de se pencher sur la problématique, cruciale, de l’irrigation. La raréfaction de l’eau est en effet « profondément liée à la façon dont cette ressource est utilisée par l’irrigation qui consomme encore environ 80 % de l’eau au Maroc », écrit la doctorante en sciences politiques Amal Ennahib. L’objectif du ministre de l’Agriculture pendant quatorze ans, Aziz Akhannouch, devenu le chef du gouvernement à l’automne dernier, a toujours été d’augmenter la production agricole exportable en réduisant sa dépendance à la pluie. Il fallait que le fameux adage, « au Maroc, gouverner, c’est pleuvoir », devienne enfin caduc. Pour y parvenir, l’État a massivement subventionné l’irrigation en goutte-à-goutte tout en la présentant comme une solution pour réduire la demande en eau. Subventionnée tous azimuts, cette forme d’irrigation a en réalité mené à un accroissement des surfaces cultivées. « J’ai commencé avec 5 hectares de cultures maraîchères et de pastèques pour compléter mon activité touristique, expliquait Youssef, petit agriculteur et hôtelier à Zagora, en plein désert, en 2017, peu après les bien nommées manifestations de la soif. Pour une si petite superficie, l’État prend en charge la totalité des investissements alloués à l’irrigation par goutte-à-goutte du forage en passant par le pompage jusqu’au bassin de rétention : il s’occupe de tout, on n’a qu’à garder les mains dans les poches ! » Le manque de pluie a ainsi été compensé par la surexploitation des nappes phréatiques.
Chaque année, au Maroc, les nappes enregistrent un déficit supplémentaire d’1 milliard de mètres cubes sur les 9 consommés au total par l’agriculture. « Aujourd’hui, personne n’est capable de limiter le périmètre agricole. Au contraire : “Nous accueillons à bras ouverts les investisseurs” reste le discours officiel », souligne Philippe Alleau. Au printemps 2021, l’Israélien Mehadrin annonce un investissement de 80 millions de dirhams (7,8 millions d’euros) en joint venture (coentreprise) avec l’agriculteur marocain Younes Cherdoud dans la culture hautement consommatrice d’eau de l’avocat. « Nous sommes le plus grand producteur et exportateur agricole d’Israël, mais ce n’est pas une entreprise simple. […] Le prix de l’eau est négligeable au Maroc par rapport à Israël, et nous devons rivaliser avec cela [alors que l’eau] est notre principale dépense, avec la main-d’œuvre », expliquait alors ouvertement le PDG de Mehadrin, Shaul Shelach, dans une interview. En Israël, le prix de l’eau est de 7,15 dirhams (0,69 euros) par m³ dans l’agriculture alors qu’il est de 0,76 dirham (0,074 euro) dans le Loukkos, dans le nord du Maroc. Dix fois moins cher. Au pied du mur, le Maroc se dit aujourd’hui prêt à revoir le prix de son eau.
La rédaction / Le7tv (avec Reporterre)